Musical blogger : Origins # 1
Ne venez surtout pas me parler de dons naturels, de
talents innés ! […] Les génies possèdent tous cette solide conscience
artisanale qui commence par apprendre à parfaire les parties avant de se
risquer à un grand travail d’ensemble ; ils prenaient leur temps parce
qu’ils trouvaient plus de plaisir à la bonne facture du détail, de
l’accessoire, qu’à l’effet produit par un tout éblouissant.
[…] Les artistes ont quelques intérêts à ce que l’on
croit à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations ; comme
si l’idée de l’œuvre d’art, de poème, de pensée fondamentale d’une philosophe
tombait du ciel comme un rayon de grâce.
[…] En outre tout ce qui est fini, parfait, excite
l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne
veut voir dans l’œuvre de l’artiste comme elle s’est faite ; c’est son
avantage, car partout où l’on peut assister à la formation, on est un peu
refroidi. L’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir, il s’impose
tyranniquement comme perfection actuelle.
Friedrich Nietzche, Humain trop humain, 1878
Comme l’artiste de Nietzsche, le blogueur musical a tout
intérêt à cacher ses tâtonnements, ses recherches et ses lacunes, sans quoi son
jugement, qu’il veut assuré et passe souvent pour péremptoire, perdrait toute
crédibilité et s’exposerait à un procès pour illégitimité. C’est pourquoi le
plus souvent, et ce quelque soit l’âge de l’auteur, on ressent à la lecture d’un
critique une forme de supériorité intellectuelle. Le chroniqueur sait, il voit
et il donne le sentiment d’avoir un temps d’avance sur nous. Mieux, il a
toujours eu ce temps d’avance. C’est un prescripteur, un guide qui sait a
priori des choses que nous apprenons. Imaginons un instant quelqu’un formuler
une critique sans connaître ses classiques. Cette vision d’horreur, si courante
dans la vie quotidienne, est parfaitement absente des blogs musicaux.
Alors oui, c’est vrai « personne ne veut voir dans l’œuvre de l’artiste
comme elle s’est faite », mais en ces temps de dictature de la
transparence que nous vivons en 2016, ne devons-nous pas tomber les masques ?
Ce que vous allez lire ici, vous ne le verrez sans doute pas ailleurs. Montez
le chauffage, préparez vos pulls et vos mitaines, « car partout où l’on
peut assister à la formation, on est un peu refroidi ». Et c’est peu de
dire que la formation de ma culture musicale et de mon esprit critique va vous
glacer les sangs. Bienvenue à l’enterrement de ma street-cred.
* * * * *
« Ne le fais pas pour les cadeaux ». Personne ne
pourra vérifier ma sincérité, mais à bien y repenser, je crois que j’ai tenu ma
parole. On m’a si souvent bassiné avec ces mots cette année que je n’avais pas
trop le choix. Je n’ai rien dit, rien demandé. J’ai tenu mon rôle. Assiduité,
sérieux et piété. Tout le monde est là, j’ai 11 ans et je porte une aube
blanche. Cérémonie, prière, hostie, une belle photo, tout le monde a l’air
heureux sans que je comprenne bien pourquoi. On rentre à la maison, je bois un
verre de Champomy et je me tourne vers ce que j’ai dû ignorer depuis mon
arrivée : la pile de cadeaux qui m’attend sur la table. Je jette un regard
interrogateur à ma mère qui me donne la permission d’un signe de tête. J’ai
réussi l’épreuve, je peux ouvrir mes cadeaux sans passer pour un horrible tartuffe
vénal et pourri-gâté.
Je ne me souviens pas très bien de ce que j’ai eu. Des
serviettes je crois, de l’argent probablement. Je me souviens que le dessert au
trois chocolats était très bon. En revanche, je me souviendrais toujours d’un
cadeau. J’arrache machinalement le papier et en apercevant la boîte, je vois ce
que j’espérais : un magnifique lecteur radio-CD-cassette de marque Sharp.
Pour comprendre la valeur de cet objet à ce moment, faisons
un rapide tour d’horizon de l’équipement de la maison. Nous avons une platine
vinyle avec un lecteur cassette, et deux paires de radioréveils. Le seul lecteur
radio-CD-cassette (le must-have de l’époque) est possédé par ma sœur, qui est
une adolescente peu disposée à prêter ses affaires. Mais à partir de
maintenant, je suis indépendant. Je peux choisir ma station de radio, acheter
mes CDs, et enregistrer mes propres cassettes.
Pour tester ce nouveau lecteur, on m’offre deux CDs : Night on the City du Paolo Fresu
Quintet, et la compilation Hit Machine 2001. Aujourd’hui je le sais, il n’existe
aucune échelle permettant de mesurer le fossé colossal qui sépare ces deux
disques. Le premier m’a été offert par un oncle un peu snob pour m’encourager
dans ma pratique de la trompette, le second par un autre oncle, moins snob, qui
a dû prendre la tête de gondole dans le Super U local. A l’époque, la
différence entre les deux disques ne me frappait pas tellement. J’aimais bien
jouer de la trompette et j’aimais bien regarder le Hit Machine. Ces deux
activités n’étaient pas vraiment hiérarchisées et correspondaient toutes les
deux à ma personnalité. La première facette, scolaire et bourgeoise, était
difficile à assumer dans un collège rural mais collait assez bien à mon
complexe de supériorité. L’autre facette était nettement plus favorable à ma
sociabilité en me rendant probablement plus sympathique.
Pour faire plaisir, je mets d’abord le disque de Paolo
Fresu. Cela permet à mon oncle d’ennuyer tout le monde en dissertant quelques
minutes sur son choix de cadeau. Mais je constate rapidement que l’effet
attendu n’est pas le bon. Ce lecteur est pour moi synonyme de fête et je vois
tout le monde écouter religieusement mon oncle, une attitude de circonstance
peut-être, mais pas pour moi qui ait évacué l’épisode « hostie » de
mon esprit depuis longtemps. Malgré le regard désapprobateur de mon oncle, j’interromps
la séance intellectuelle et lance la compilation de hits. Immédiatement, les
conversations s’animent et je savoure en silence l’effet produit par mon
premier acte de DJing.
Ces deux disques ont rapidement été remplacés par mes propres acquisitions. Disposant de la somme phénoménale de 10 francs (puis 2€) par semaine, j’ai choisi soigneusement l’album qui aurait l’honneur de recevoir cette fortune. L’heureux élu : Cinquième As de MC Solaar. Encore aujourd’hui, c’est peut-être le CD que je connais le mieux. Je n’ai jamais fait partie de ces personnes capables de citer des philosophes ou des poètes de tête, mais j’ai tellement épluché le livret de cet album que je peux vous sortir les paroles de « RMI », « Arkansas » ou « Solaar pleure » sans me planter, et sans la musique. Quand on me dit « Quoi de neuf ? » j’ai toujours envie de répondre « Rien d’neuf, rien q’du bluff, j’suis veuf, avec les meufs peut-être qu’il faut se la jouer rough and tough. » Evidemment je ne comprenais strictement rien à la quasi-totalité des références d’un des rappeurs aux paroles les plus mystiques qui existe. Mais j’aimais le flow, et je me dirigeais vers la moindre chanson qui avait une bonne scansion.
Ces deux disques ont rapidement été remplacés par mes propres acquisitions. Disposant de la somme phénoménale de 10 francs (puis 2€) par semaine, j’ai choisi soigneusement l’album qui aurait l’honneur de recevoir cette fortune. L’heureux élu : Cinquième As de MC Solaar. Encore aujourd’hui, c’est peut-être le CD que je connais le mieux. Je n’ai jamais fait partie de ces personnes capables de citer des philosophes ou des poètes de tête, mais j’ai tellement épluché le livret de cet album que je peux vous sortir les paroles de « RMI », « Arkansas » ou « Solaar pleure » sans me planter, et sans la musique. Quand on me dit « Quoi de neuf ? » j’ai toujours envie de répondre « Rien d’neuf, rien q’du bluff, j’suis veuf, avec les meufs peut-être qu’il faut se la jouer rough and tough. » Evidemment je ne comprenais strictement rien à la quasi-totalité des références d’un des rappeurs aux paroles les plus mystiques qui existe. Mais j’aimais le flow, et je me dirigeais vers la moindre chanson qui avait une bonne scansion.
Rapidement, j’ai eu envie de plus de disques, mais comme l’argent
ne coulait pas à flot j’ai dû ruser. D’abord, j’ai accumulé les CDs deux-titres
pour écouter à l’infini ce qui passait déjà en boucle à la radio. Eminem
faisait partie de mes préférés, mais j’achetais également les tubes,
probablement pour chauffer le dance-floor d’une boom que je n’ai jamais
organisé. Il faut dire qu’à cette époque pré-ADSL mon principal prescripteur
musical avait pour slogan « Hit Music Only ». Le radio-CD-cassette
tournait à plein régime, j’en maitrisais toutes les fonctions et bientôt, je n’eût
plus besoin de dépenser de l’argent dans des compilations puisque je les
faisais moi-même en enregistrant tous mes tubes sur des cassettes vierges. Le
moins qu’on puisse dire, c’est que je n’avais pas une approche critique de la
musique, puisque je me laissais séduire par le premier titre vaguement bien
produit martelé sur tous les médias.
C’était les débuts des NRJ Music Awards et de leur jingle à
se taper la tête contre les murs, issu du best-seller de Daft Punk Discovery. Etrangement, « One More
Time » aura été la première chanson à provoquer un net rejet chez moi par
son omniprésence. Pourtant, j’ai volontiers emprunté l’album à la médiathèque
pour l’enregistrer sur cassette. Mon Discovery
à moi n’a que 13 titres et ne dure que 55 minutes. Son morceau introductif,
comme tout l’album qui suit, est parfait. « Aerodynamic » m’a
poursuivi pendant longtemps, et bien que l’écoute massive de Daft Punk n’ait eu
aucune influence sur mes goûts de l’époque ou actuels, j’en garde le souvenir d’une
grande fascination pour sa richesse sonore. J’avais beau l’écouter et le
réécouter, je n’arrivais pas à en percer les secrets. Je ne comprenais pas par
quel miracle cet album tenait debout avec des titres si différents. Les influences
dance, soul, ambient, hard rock, new wave, ou funk défilaient devant mes yeux
et je ne voyais qu’une mélasse électronique qui sonnait plutôt pas mal. Mon
ignorance musicale m’aveuglait mais j’étais incapable de m’en rendre compte.
J’ai parfois tenté de sortir du mainstream, en m’intéressant
aux goûts de mes camarades. Principalement intéressés par le rap français comme
une majorité de collégiens depuis une vingtaine d’années, il fallait que j’y
jette une oreille pour établir un contact avec la faune locale. Pas mal de CDs
gravés sont passés sur mon Sharp, mais je dois admettre que la plupart du
temps, j’ai feint l’enthousiasme pour passer inaperçu. On pourrait penser que j’exerçais
là les prémices de mon esprit critique, mais je crois simplement que j’avais du
mal à sortir de ma zone de confort. Trop longs, trop secs et trop ancrés dans
une culture qui n’était pas la mienne, les albums de rap m’ennuyaient, et
finalement MC Solaar resta pendant très longtemps le seul que j’ai écouté et
apprécié en entier. Comme toujours, j’attendais que ça swingue un peu ou que ça
m’amuse mais c’était trop rarement le cas.
Comme vous pouvez le constater, à cet instant Paolo Fresu
prenait la poussière sur mon range-disque, bien qu’ayant été premier disque
ayant pénétré mon lecteur tout neuf. Dans un monde parallèle, par politesse ou
par épiphanie, il est possible que j’aie écouté cet album jusqu’au bout. Et
peut-être même réécouté. Peut-être aurais-je commencé à nourrir un dégoût pour
la musique commerciale, et peut-être aurais-je emprunté des encyclopédies du
jazz à la médiathèque. Dans ce monde parallèle, je n’aurais pas arrêté de jouer
de la trompette et j’aurais donné mon avis sur Miles Davis avant d’avoir mon
bac. Des gens comme cela existent, j’en connais. Mais ce n’est pas mon
histoire, la mienne est beaucoup plus banale, et truffée d'objets désuets comme mon lecteur Sharp, mes cassettes, mes CDs gravés et mon modem 56k.
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